03 - L'épopée de la Méduse (21/11/2016)

Une certaine appréhension m'étreint lorsque je franchis le seuil de la porte de l'école. Quels auront été les effets du temps, de cette semaine passée, sur les élèves suite au recadrage que je me suis permis d'apporter la séance passée. Je m'attends à tout. Mais comme je suis d'un naturel optimiste, je n'ai pas tenu compte de ces interrogations pour préparer mon conducteur.

Dès notre entrée en salle de travail, Alcide, le petit gars qui s'est isolé la semaine dernière, commence le cours exactement de la même façon : il s'isole, se met à la même place avec la même tonalité de voix, teintée de lamentations, avec les mêmes arguments : il dit être la risée du groupe de filles et que, dans ces conditions, il n'envisage pas une seconde de participer au cours.

Ni une ni deux, mû par je ne sais quelle énergie, je lui indique que je donne des cours à un groupe et qu'il en fait partie, que je n'ai pas l'intention de dépenser mon énergie à lui expliquer individuellement les consignes à cause des supposées moqueries dont il se dit victime et qui ne me semblent pas tout à fait fondées. Et enfin, je lui intime de rejoindre le reste du groupe parce que je n'ai pas l'intention de traiter des cas individuels au détriment de tous. Il me regarde, les yeux grands ouverts, se lève et rejoint le groupe. Là, je me dis que soit je suis terrifiant, soit je viens trouver les bons mots. J'opte plutôt pour la deuxième solution. :)

Fluctuat nec mergitur

Mon entourage m'a fait savoir qu'intituler cette nouvelle séance "l'épopée de la Méduse" (inspirée de l'oeuvre du "Radeau de la Méduse" de Géricault, et plus précisément de l'évènement historique qui a conduit l'artiste à réaliser ce chef-d'oeuvre) n'était pas forcément une bonne idée pour des élèves de CM2 car trop chargé de drame, de pessimisme et de désespoir. On me dit qu'un titre tel que "la croisière s'amuse" serait plus approprié si je tiens absolument à proposer des exercices qui ont trait à la navigation maritime. Mais mon objectif cette fois est de fédérer : réussir à faire en sorte qu'un seul groupe puisse exister sur scène, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui à cause notamment de mon "clan des trois" et des saillies intempestives et récurrentes des uns et des autres.

L'idée du naufrage de la Méduse me parait tout à fait appropriée. J'avais constaté la semaine dernière combien mes petits comédiens étaient friands d'évènements historiques pour nourrir leur imaginaire au moment des exercices.

Par extension, évoquer la "Méduse" me donne à énoncer un peu de mythologie grecque ("les Gorgones") et d'en tirer un petit échauffement.

J'envisage en fin de séance, si on a le temps, de représenter le tragique destin de la plupart des passagers du navire qui inspira Géricault.


Techniques Mixtes : Sylvaine ACHERNAR

S'ensuit une série d'exercices individuels plutôt physiques pour leur permettre de se défouler au sortir de la récréation et de se rendre disponibles pour la suite du cours.

J'ai le sentiment qu'il y a plus de discipline, plus d'écoute que la semaine dernière, même si ce n'est toujours pas la panacée, les élèves sont tout aussi volontaires et pleins d'initiatives sur le plateau.

Embarquement immédiat !

Nous sommes sur le quai d'un grand port maritime et nous attendons un grand navire de croisière venant nous chercher pour traverser l'océan. J'observe les enfants s'affairant à s'occuper de leurs bagages (des valises roulantes, visiblement). Ils surjouent l'attente certes mais je les vois concentrés et attentifs. Je leur indique qu'on entend une sirène au loin pour signaler l'apparition de leur navire à l'horizon. Rien à dire : chacun semble vivre le moment de l'approche du navire comme un moment de jubilation intérieure.

Une fois embarqué, chacun vaque à ses occupations sur le pont du bateau : promenade, drink, cigare, jeux. Je me fais discret, les accompagne dans leur parcours sur le pont, les encourage, les félicite, les stimule, les aide à rester concentrés. Quand tout à coup, je décide de m'exclamer "un homme à la mer !".

Un bon bain

A peu près plus de la moitié du groupe se jette par-dessus bord, c'est à dire, exactement au delà de l'emplacement où nous avions délimité la limite du pont du bateau. En somme, dans l'exercice, ils se jettent à l'eau pour secourir le malheureux... Tous éclatent d'un rire bien franc que nous finissons par partager. On discute ensuite de la situation et essayons de voir ce que chacun a proposé.

Retour sur le pont où le vent se met à souffler. Les vagues se mettent à gonfler. On commence à avoir du mal à se déplacer tant les éléments nous malmènent.

J'ai gardé un souvenir indélébile de la mise en scène de Rhinocéros d'Ionesco par Emmanuel Demarcy-Mota. A certains moments, le passage des rhinocéros est magistralement joué par les comédiens : on a l'impression que le plateau est traversé de vibrations et de violentes secousses. Par une concentration hors du commun et une écoute mutuelle incroyable, chacun des comédiens donne à voir au spectateur une scène tout à fait grandiose, du fait de cette coordination dans le mouvement qu'ont les comédiens les uns avec les autres. J'explique à mes petits comédiens que ça rejoint l'idée de "regard périphérique" que j'avais évoquée, l'une des semaines précédentes.

Pour l'heure, notre navire est à la merci des éléments : le tangage imaginaire du navire allait me permettre d'expérimenter avec les enfants ce que j'avais vu sur "Rhinocéros".

Tempête !


Techniques Mixtes : Sylvaine ACHERNAR

Nous sommes en pleine tempête. Je leurs demande comment ils pourraient évoluer dans ces conditions sur un pont détrempé et fouetté par des bourrasques de vent. De temps à autre, je leur indique que le navire bascule d'un côté, puis d'un autre. ils jouent le jeu. Je ne sais pas si je suis en train d'y parvenir mais je suis en train de voir un groupe se former sous mes yeux. Certes, j'ai toujours mon "gang des trois" qui continue de faire un peu ce qu'il veut mais il participe et je m'occuperai de son cas en temps voulu. J'ai des idées. :)

Au moment même où j'envisageais de faire sombrer le bateau, je regarde l'heure : 16h57. Trop tard, nous ne pourrons pas aller plus loin. Je ne pourrai pas faire sombrer le navire, je n'aurai pas ma séquence "radeau de la Méduse".

Chacun remet ses chaussures, revient à la réalité quand un petit garçon que nous nommerons Richard vint me questionner : "Dis donc, tu pourrais pas nous donner toutes les consignes en une seule fois ?". Petit silence. La cloche sonne. Les donner en une seule fois ne permettrait pas d'obtenir une unité dans le travail de groupe. Mais je préfère lui dire que je réfléchirai à la question, histoire de ne pas lui imposer une réponse trop brute ou rationnelle, de lui laisser prendre la mesure de la joie qu'il a éprouvée sur le plateau, de la puissance créatrice de son imaginaire et enfin, de le laisser sortir de l'école l'esprit encore habité par le plaisir de ce qu'il vient de vivre.

Sur le chemin du retour, mes idées vagabondent : se servir d'évènements historiques, en plus de nous donner de la matière pour travailler des situations de théâtre, permet d'établir des parallèles avec l'actualité récente. En tout cas de ne pas l'ignorer, d'en prendre conscience, d'en avoir une perception plus réaliste, plus personnelle, moins virtuelle.

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