04 - Instincts & Ruse (28/11/16)
Au détour d'une banale conversation, j'apprends incidemment, par des collègues intervenants dans d'autres disciplines, que j'ai "hérité du groupe dont personne ne veut". Je crois que j'avais déjà compris. Cela évoque en moi un tas de réflexions sur ce que peut être un "groupe dont personne ne veut". Je m'y étendrai à l'occasion.
Dégradant !
"M'sieur, c'est dégradant ce que vous nous faites faire, là !" m'assène avec embarras Alcide, le petit bonhomme qui se distingue à chaque début de cours, soit par ses airs éplorés (du fait d'être "rejeté" par le groupe de filles), soit par de petites remarques de ce type ou encore, comme nous le verrons dans une des prochaines séances, par des tentatives de supercheries ordinaires.
J'attends d'éventuelles observations ou contestations de la part de ses copains et copines de classe, histoire de savoir si l'exercice que je propose est trop difficile pour des élèves de CM2.
Rien. C'est le seul à percevoir dans l'exercice quelque chose qui semble l'affecter, Je lui laisse la liberté de participer ou non, comme bon lui semble. Je comprends qu'on puisse ne pas se sentir à l'aise à l'idée de se mettre dans la peau d'un homme de Neandertal et d'essayer corporellement d'en adopter les attitudes. Il baisse le front, fronce les sourcils et croise les bras en guise de protestation.
Mais lorsqu'il me voit saisir un rouleau de scotch marron de déménageur (celui qu'on utilise pour sceller les cartons de déménagement) que j'avais pris soin de rapporter de chez moi, je distingue deux grands yeux étonnés et pleins de curiosité qui se posent sur moi.
Scotch de déménageur
L'idée du Scotch de déménageur, je la trouvais géniale (on verra plus loin pourquoi j'utilise l'imparfait) ! Je me suis dit que ce serait utile pour délimiter les espaces dans lesquels les enfants pourront évoluer dans ce premier exercice : faire figurer au sol l'espace d'une caverne, d'un feu de camp, d'un enclos, d'une rivière, etc. A l'aide de quelques traits scotchés au sol, leur permettre de se mouvoir en toute liberté dans un espace où le décor est le produit de l'imagination de chacun.
Cependant, les problèmes surviennent dès lors que je commence à déposer le ruban adhésif sur le sol : je me retrouve alors entouré des 3/4 du groupe, pleins de bonne volonté et d'idées pour m'aider à placer la rivière ici, plutôt que là, parce que là, il n'y aura pas de place pour nager (et encore, je ne raconte pas qu'on a frôlé l'émeute lorsqu'il s'est agi d'enlever le scotch pour passer à l'exercice suivant...). Bref, je constate avec bonheur que, l'exercice à peine commencé, les idées sont déjà là. Nous parviendrons finalement à trouver un compromis pour que la disposition des rubans convienne à l'imaginaire de chacun.
Estampe : Sylvaine ACHERNAR
Maintenant, ce sont les corps qui doivent s'exprimer : depuis le début de mon travail d'intervenant, je n'ai pas cherché à faire communiquer les élèves verbalement sur le plateau. J'ai plutôt essayé de donner davantage d'importance à ce que produit le corps en termes de mouvements, d'attitudes, de sens, pour pouvoir plus tard attaquer le texte en ayant conscience de l'éloquence que produisent ses attitudes corporelles. Alors, c'est difficile pour mes CM2 et je ne leur explique pas tout ça parce que finalement, ça reste de la théorie. Place donc à la pratique !
Primates
Même si Alcide trouve ça "dégradant" de faire le primate, l'ensemble des autres élèves semble y prendre goût, d'autant que j'y participe avec eux, histoire de leur montrer qu'il n'est pas si difficile d'assumer des comportements ou des attitudes qu'on n'a pas l'habitude d'avoir au quotidien.
Lorsque la pluie se met à tomber, certains vont se réfugier dans la caverne, d'autres près du feu. L'arrivée du printemps voit les comportements se modifier : certains se baignent dans la rivière, d'autres cueillent des baies ou s'occupent des bêtes. Après une séance de chasse au mammouth ( approche de l'animal, attaque à la lance, dépeçage et repas), j'envisage de leurs proposer un travail où nous ferons usage de la parole.
Tour à tour, j'observe, encourage, ou même quelquefois proteste lorsque la situation se dégrade. Je suis également attentif à Victoire, du "gang des 3", qui m'épate par la facilité avec laquelle elle est à l'aise dans la majorité des exercices que je propose. Je le lui fais remarquer sans pour autant que j'aie le sentiment que ça l'encourage ou la galvanise. D'autres, plus effacés, s'en donnent à coeur joie.
Austerlitz
Quoi qu'en dise mon entourage (lequel trouve que les sujets que je propose sont trop "opprimants"), j'ai décidé aujourd'hui de parler de la bataille d'Austerlitz à mes petit(e)s comédien(ne)s. Je me suis fait à l'idée qu'ils/elles n'avaient pas choisi d'être là, de suivre ce cours de théâtre, et qu'exiger d'eux une disponibilité, une écoute totale sur la durée de la séance était complètement inutile : l'essentiel, pour eux comme pour moi, c'est qu'il parviennent à toucher du doigt ce plaisir de jouer, d'être sur scène, en étant au plus juste de leurs émotions.
Nous voici chevauchant sur le plateau d'Austerlitz, chacun sur sa monture, scrutant la topographie, les ruisseaux et les campements des soldats de France, d'Autriche et de Russie. Difficile de coordonner des mouvements des membres inférieurs (pas, trot, galop) avec ceux des membres supérieurs : bras, buste, nuque, tête. Certains y parviennent, d'autres un peu, d'autres pas du tout mais persévèrent, enfin, d'autres refusent de se prêter au jeu.
Estampe : Sylvaine ACHERNAR
Une fois dans l'ambiance, je demande 3 volontaires (j'ai finalement la quasi-totalité du groupe qui se propose) pour passer à l'exercice suivant. Jouer la situation où Savary, l'homme de confiance de Bonaparte se rend devant ses ennemis pour les tromper, pour les convaincre de la faiblesse de Napoléon et demander d'accepter le traité de paix.
Chacun(e) des élèves devra jouer à sa façon un Savary, venant demander un traité de paix à ses ennemis, en essayant de les convaincre de l'inévitable défaite de Napoléon.
Les consignes sont simples et nous prenons des libertés avec l'Histoire pour rendre l'exercice plus amusant :
Deux empereurs, au milieu de la scène, sûrs d'eux-mêmes et de leur victoire imminente, voient entrer un Savary souffreteux, lequel a quatre objectifs :
- Paraitre faible, pourquoi pas malade et mal foutu dans le but de les persuader que le camp Napoléonien est à l'agonie à la veille de la bataille ;
- Déclarer "S'il vous plait, acceptez le traité de paix !" en paraissant sincère et en ayant à l'esprit qu'il s'agit d'une ruse, qu'il faut aussi recueillir des informations sur l'attitude des deux empereurs en apprenant cette nouvelle ;
- Subir les rires de ses interlocuteurs, et pourquoi pas insister ;
- Quitter le plateau, avec le même air souffreteux du début mais avec la certitude que la ruse a fonctionné,
J'ai déjà sur le plateau deux empereurs (un garçon et une fille) qui jubilent déjà à l'idée d'éclater de rire devant leurs camarades, puis chacun défile à tour de rôle. Ca marche assez bien et celles ou ceux qui se présentent devant les deux empereurs font du mieux qu'ils peuvent pour respecter les consignes que je leurs ai données. Bien sûr, on y trouve des petits sourires, des mains qu'on ne sait pas trop bien comment utiliser, des élèves qui interprètent le terme "souffreteux" comme "être à l'article de la mort", etc. Ca va très vite et je n'ai pas assez de temps pour assister chacun au moment où il passe sur le plateau.
Estampe : Sylvaine ACHERNAR
C'est au tour de Melissa, l'amie de Victoire, qui depuis le début fait de la gymnastique en lieu et place des exercices de théâtre, pour lesquels je dois répéter plusieurs fois les consignes. C'est à son tour de jouer Savary. Elle s'élance et je l'arrête tout de suite. Elle s'étonne. Je lui demande de retourner à son point de départ et de ne pas "surjouer" l'air souffreteux. Je lui demande d'utiliser ce qu'elle sait faire, d'utiliser sa souplesse, ses techniques d'acrobaties pour me faire un Savary hors du commun. Elle me regarde, étonnée. Sa copine Victoire aussi, interloquée. C'est alors qu'elle fait son entrée, sans fioritures, sans posture caricaturale, sans trucage, sans artifices, pour finalement me faire un Savary simple et convaincant. Une fois passée, je lui adresse un petit et discret geste de la main pour la féliciter, spécialement d'avoir essayé et d'avoir osé. Elle parait réjouie.
Nous avons fait du très bon travail au point qu'au moment où retentit la sonnerie indiquant la fin du cours, certains protestent de n'avoir pas pu tout faire pendant que d'autres me demandent si on pourra continuer la semaine prochaine.
Stimulé par ce soudain engouement, j'essaie de m'interroger sur ce qui a marché, ce qui a captivé, sur les raisons pour lesquelles certains ne se lancent pas là où d'autres n'hésitent pas. J'ai à la fois le sentiment d'avoir réussi quelque chose et celui d'avoir été en échec sur certains points. Je me dis que la nuit et le temps m'apporteront peut-être des éléments de réponse...