05 - Rien n'est jamais acquis (05/12/16)
Assis sur un strapontin d'un wagon banal, les coudes sur mes genoux, je relis la série d'exercices que j'ai préparés pour la séance d'aujourd'hui. Exercices imaginés suite à l'élan d'enthousiasme rencontré la semaine passée. Cet engouement inattendu m'a à la fois beaucoup surpris et touché. Je l'ai encore à l'esprit au moment où je finis de parcourir mon document, avant de prendre la direction de l'école.
Confiant, tranquille, un brin euphorique, j'entre dans la cour de récréation et me dirige vers le lieu de rendez-vous de mes CM2. Quand soudain :
- "M'sieur ! C'est pas Alcide, lui, c'est son frère jumeau !!"
- "Arrête, c'est pas vrai. Ah, ah ! Si, si, c'est Alcide, M'sieur !"
- "Alcide ? C'est toi, Alcide ?" Demande-je.
- "..." <== Ça, c'est la réaction du frère jumeau d'Alcide : il est intimidé parce qu'il se demande si je vais m'en rendre compte. Alcide est un drôle de bonhomme, essentiellement dans la lune, souvent en train de pleurnicher et quelquefois génialement lucide lors des exercices de théâtre quand il veut bien les faire. Son frêre jumeau me regarde avec de grands yeux pleins de stupeur, c'est ce qui le trahit...
- "Oui, oui, Ah, ah, c'est Alcide, M'sieur ! C'est vraiment lui !"
- "Non, M'sieur, c'est pas lui, ils vous font croire que c'est lui, mais c'est son frère jumeau !"
Le ton est donné. Avant même de commencer le cours, sans le savoir, j'ai d'emblée une idée de ce que je vais vivre - ou plutôt endurer - pendant une heure trente.
- "Monsieur, je peux aller à l'infirmerie ? Mon genou continue de saigner" m'interpelle Victoire.
- "Oui, si tu penses que c'est nécessaire."
- "Gédéon, la dernière fois, tu as dit que si on voulait pas venir, on pouvait aller dans la cour !" me dit une autre devant un parterre de fans accrochés à la réponse que je vais formuler.
Du sang-froid, du sang-froid, ne pas perdre son sang-froid. Parler calmement, répondre et ne rien laisser transparaitre qui pourrait montrer que la situation est hors contrôle.
- "Tu parles des premières séances ? Je n'ai pas dit ça. J'ai dit que ceux qui n'étaient pas intéressés pour suivre le cours de théâtre n'étaient pas obligés de venir mais ils seraient notés absents pour en rendre compte à Clara (NDLR : la responsable)."
Soupirs de soulagement dans l'assistance. Chacun retourne à ses occupations en négligeant de regarder la star du moment qui avait tenté de me mettre en défaut.
Photo : Sylvaine ACHERNAR
J'ai le sentiment que ça va être dur aujourd'hui... Je prends vraiment conscience qu'une semaine s'est écoulée entre l'exaltation de la semaine dernière et la soudaine torpeur qui m'envahit : en moins de 5 minutes, je viens d'essuyer trois salves ravageuses ! Nous entrons néanmoins et commençons notre séance.
Waterloo !
Le tumulte des fins de récréation parasite pour un temps mes pensées : oui, nous nous étions quittés la semaine dernière sur une impression positive, sur un enthousiasme que j'avais cru percevoir et que je pensais partagé. Oui, j'ai préparé mon cours en tenant compte de tout cela, de cette motivation, de cette curiosité, de cette envie de faire du théâtre. Oui, je prends conscience de ma crédulité : les certitudes sont les ennemies du théâtre ! La thématique de la semaine passée me revient en pleine figure : La bataille d'Austerlitz. J'appréhende de vivre un Waterloo monumental !
S'emporter dans ce cas ne sert à rien puisque tout vous échappe. Puisque chacun semble décidé à ne pas jouer le jeu, à abandonner la partie tout en étant là, sous vos yeux, la seule conduite à tenir, à mon sens, est l'attente. Je suis venu pour donner un cours de théâtre mais très peu d'élèves semblent avoir envie de s'y mettre. Alors j'attends.
J'ai bien conscience que c'est la fin de la journée, que les vacances de Noël sont proches, qu'ils n'ont pas tous choisi de faire cet atelier Théâtre. N'empêche, il y a dans le groupe des élèves qui ont envie, qui trépignent d'impatience à l'idée de participer à un exercice, qui sont accrochés à mes lèvres pour avoir un mot d'encouragement ou un conseil, une remarque, une félicitation.
Estampe, d'après film de William Kentridge : Sylvaine ACHERNAR
Le silence finit par se faire : je décide de tirer un trait sur la partie 'échauffement', j'estime que nous l'avons déjà faite, avant d'entrer en cours !
Des transformations ?
Si Victoire continue de faire sa "rebelle", elle n'en demeure pas moins intéressée et volontaire pour faire les exercices : elle se distingue d'ailleurs dans les impros où elle peut tour à tour être dans des registres très variés.
C'est peut-être Melissa qui du groupe s'est plus épanouie dans l'atelier. Je me souviens l'avoir observée, au tout début, alors que je venais de la gronder au sujet de mots déplacés qu'elle avait tenus à l'égard d'une camarade : elle s'était vivement écartée du groupe sans me regarder, en articulant des paroles que je n'entendais pas, comme une incantation, comme si elle les adressait à un inconnu. Son silencieux discours, elle l'a continué plusieurs dizaines de secondes pendant que j'expliquais aux autres les consignes de l'exercice suivant. Depuis la semaine dernière, Melissa parait transfigurée : elle a laissé de côté son insolence, me regarde lorsque je lui parle et semble écouter ce que je lui dis.
Rien n'est jamais acquis
Poussive, notre séance le fut assurément. J'ai dû déployer une énergie colossale pour porter à bout de bras les quelques exercices que nous sommes parvenus à faire. J'ai fait de la discipline avec un calme souverain et me suis désolé de voir qu'en fin de session, nous n'avions fait qu'un tiers des exercices que j'avais prévus.
En fin de séance, je prends le temps de discuter avec quelques-uns de mes collègues à qui je confie la plupart des difficultés que je rencontre. L'un d'eux finit par me souffler que peu d'intervenants acceptent de venir travailler dans cette école. Sa remarque me déconcerte.
Le chemin du retour est plein de questions, tant sur la catastrophique séance que nous venons de vivre que sur le sens de mes initiatives, de mes engagements et de mes choix.